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CHAPITRE XIV*LE SAVANT HUMANISTE ET L'HOMME DE SCIENCEINTRODUCTION[185]AU cours de notre enquête, nous avons recueilli de nombreux témoignages se rapportant à divers secteurs de l'érudition et de la recherche. Certains de ces secteurs, nous a-t-on dit, sont négligés : d'autres, méconnus. Par-dessus tout, comme nous l'avons fait remarquer dans des chapitres antérieurs, on nous a exposé le danger que représente l'indifférence croissante envers les travaux sérieux dans la sphère des humanités et des sciences sociales. Cet état de choses a des répercussions fâcheuses dans les domaines les plus divers, y compris celui des sciences naturelles. 2. Les universités se sont efforcées, sans tout à fait y parvenir, de s'opposer à ce qui paraît être une séparation dangereuse et artificielle entre les humanités et les sciences sociales d'une part, et les sciences naturelles de l'autre. Une spécialisation prématurée des étudiants, dans l'un ou l'autre domaine, les transforme en « humanistes », ou en « spécialistes des sciences sociales », ou encore en « scientifiques », chacun de ces groupes professant la plus complète indifférence pour les études auxquelles les autres se livrent. Il semble donc que le problème consiste à abattre ces barrières et à essayer de faire machine arrière, pour retrouver les jours où le terme « université » décrivait bien ce que son étymologie même signifie. 3. D'ailleurs, toute cloison étanche entre ces domaines doit sembler hautement artificielle, quand on songe à tout ce qu'ils ont de commun. Les meilleurs savants et les humanistes les plus distingués cherchent à approfondir leur connaissance de la nature et de l'homme pour l'amour de la connaissance pure. Les uns et les autres sont imbus de l'esprit de l'explorateur dont parle Kipling :
Les meilleurs d'entre eux poursuivent leurs recherches en ayant pleinement conscience que les résultats n'importent vraiment que pour autant qu'ils peuvent s'insérer dans le vaste cadre des connaissances humaines. Au niveau supérieur, tout savant doit être un humaniste et tout humaniste, un savant. Pascal était à la fois un philosophe célèbre et un mathématicien de génie. Léonard de Vinci, qui a surtout connu la gloire comme artiste, s'enorgueillissait à juste titre de ses connaissances scientifiques. Isaac Newton, savant célèbre, aimait à croire (sans que nous puissions dire jusqu'à quel point il avait raison) qu'il était bon théologien. La plupart de nos contemporains savent que Whitehead et Russell sont et que Bergson était aussi illustres comme savants que comme philosophes. 4. Cependant, bien qu'une division rigide des champs de la connaissance humaine semble périlleuse, il est évident qu'une distinction de quelque sorte est nécessaire et importante. L'ancienne conception universelle des études universitaires présentait des dangers. À cette époque, la science n'était qu'une des branches de la théologie; la théologie et la science souffraient également de cette parenté. Aujourd'hui, on est enclin à traiter les humanités comme une section des sciences naturelles et, si cet état d'esprit se maintient, il semble non moins évident que ces deux branches de la connaissance en pâtiront tôt ou tard. 5. On peut affirmer hardiment que l'homme de science recherche la connaissance pour son propre plaisir, ainsi que pour l'accroissement de ses lumières et de sa puissance intellectuelle. Mais les applications pratiques de son travail tendent à la maîtrise matérielle des forces de la nature ou de l'homme, et à leur emploi en vue d'accroître les plaisirs et conforts de l'existence, d'étendre le champ de l'activité et d'allonger la vie, quand ce n'est pas de la raccourcir. La maîtrise de plus en plus absolue des forces naturelles, grâce aux travaux des savants, est la réalisation la plus extraordinaire de notre temps, et les découvertes de la science ont leurs répercussions sur tous les aspects de notre existence. L'homme de science n'est pas parvenu encore à mobiliser les étoiles à son service; mais tout le reste, ou presque, il l'a accompli. 6. L'humaniste, de son côté, se penche sur les aspects spirituels de la vie humaine pour son plaisir, pour la joie de comprendre, pour sa satisfaction intellectuelle. Il prétend aussi offrir des réponses aux questions que se pose chaque génération successive au sujet du but et du sens de la vie, pour l'individu et pour la société. Soutenir qu'un « scientifique » ne pourrait répondre à ces questions serait aussi ridicule que d'affirmer qu'un « humaniste » ne pourrait saisir le principe de la loi de Boyle. Néanmoins, l'esprit cherchera normalement la solution des problèmes fondamentaux de la vie humaine moins dans les lois du monde matériel que dans l'étude approfondie de « tout ce que l'homme pensa ou fit jamais ». Cette étude est l'objet ultime des humanités proprement dites, de la philosophie, de la littérature et de l'histoire, y compris l'histoire de l'art. 7. Nous avons beaucoup entendu parler d'un groupement relativement nouveau et fort actif, celui des « spécialistes de la science sociale ». Parce qu'ils font usage de nombreuses méthodes scientifiques, parmi lesquelles il faut inclure l'observation minutieuse et précise, diverses techniques expérimentales et les recherches statistiques, l'opinion publique les rapproche volontiers des savants qui s'adonnent à l'étude des sciences naturelles. Leur souci de plusieurs problèmes d'ordre matériel semble d'ailleurs confirmer la justesse de cette impression. Cependant, bien peu de médecins consentiraient à être désignés comme de purs « hommes de science »; et il appert que certains spécialistes de la science sociale s'y refusent également pour des raisons analogues. Les études qui considèrent tout le champ de l'existence humaine , et même celles qui n'en envisagent que certains aspects particuliers, ne peuvent jamais se poursuivre avec une complète objectivité; elles ne sauraient non plus faire usage de techniques purement scientifiques que dans une mesure restreinte. D'autre part, « tout spécialiste de la science sociale . . . doit possèder une conception philosophique de la nature de la société et de ses fins » (2). Il nous a d'ailleurs été donné d'observer que, même si certains des représentants de ce groupe nouveau ont employé le terme « savant » dans leurs mémoires à la Commission, ils cherchaient à se rattacher aux humanités bien plus volontiers qu'aux sciences naturelles. 8. Nous avons beaucoup entendu parler du problème de la recherche et de son importance fondamentale dans tous les travaux intellectuels. Mais il existe de sérieuses différences entre les recherches dans le domaine des sciences naturelles et dans celui des humanités. Le travail du savant est cumulatif. Chaque génération apporte sa pierre à l'édifice de la connaissance élevé par les générations précédentes et peut déceler les erreurs commises par les prédécesseurs. Cela est vrai, aussi, de l'humaniste, mais à un moindre degré. L'essentiel de son travail n'est pas d'ordre cumulatif. Chaque génération est aux prises avec les mêmes questions fondamentales de la vie humaine. Platon et Aristote se penchaient déjà sur les problèmes de l'homme vivant en société, problèmes que les philosophes modernes s'efforcent encore de résoudre. Chaque génération nouvelle peut glaner dans le patrimoine intellectuel et spirituel de celles qui l'ont précédée et tenter d'appliquer les solutions du passé aux problèmes du présent. Il semblerait, par conséquent, que le travail de l'humaniste (et, dans une certaine mesure, celui du spécialiste de la science sociale) consiste moins dans la découverte que dans l'examen toujours renouvelé de problèmes permanents et dans une interprétation inédite de certains principes reconnus, à la lumière des connaissances et des circonstances actuelles. Cela, sans doute, n'exclut pas la découverte ni la révélation de nouvelles vérités; mais l'humaniste ne peut s'y attendre avec la même assurance que le savant. La science des Grecs est d'intérêt historique; leurs découvertes se trouvent intégrées dans le corps de nos connaissances scientifiques. Mais leur philosophie reste, pour le penseur contemporain, une source inépuisable de méditation et de recherches. Le rôle principal de l'humaniste ou du philosophe est non pas tant de trouver des vérités nouvelles, comme le fait le savant, que de redécouvrir et d'exploiter les richesses du passé au profit du présent. Il peut y ajouter du sien; mais, à l'encontre du savant, il ne peut jamais faire qu'elles soient entièrement périmées. Un philosophe contemporain ne s'efforce pas d'égaler les Grecs ni de les dépasser; mais bien de faire pour son époque (ne fût-ce qu'à une échelle restreinte) ce qu'ils firent pour les sociétés antiques. Il essaie de trouver un sens à l'univers. Le savant explore le monde et ses lois; y trouver un sens, telle n'est point sa tâche. Celle de l'humaniste consiste dans l'interprétation et la conservation de toutes ces valeurs spirituelles qui ont transformé l'homme en un être civilisé. LES HUMANITÉS ET LES SCIENCES SOCIALES9. Nous voudrions être capables de porter un jugement d'ensemble sur l'apport des spécialistes canadiens à cette uvre générale des humanistes et des spécialistes de la science sociale dont nous venons de parler. Mais, même si nous nous sentions la compétence voulue, une enquête de ce genre dépasserait de beaucoup les moyens d'investigation dont nous disposons. Cependant, nous avons tellement entendu parler de négligence à l'égard de ces études essentielles, qu'il nous semble nécessaire de dire ici quelques mots au sujet des réalisations de nos hommes d'étude et des conditions qui peuvent, soit les aider dans leurs travaux, soit, au contraire, les entraver. Nous avons trouvé à ce propos de précieux renseignements dans les mémoires et les études spéciales, et nous avons puisé à d'autres sources que nous ont indiquées des personnes mieux renseignées que nous. 10. En dehors des travaux importants de valeur durable qu'ils poursuivent, de nombreux intellectuels canadiens se consacrent à des recherches et des enquêtes qui méritent de retenir l'attention. Ils se livrent à une activité abondante dans les domaines de la biographie et de l'histoire. L'histoire, au Canada de langue anglaise, se fond dans les sciences sociales, bien que les spécialistes des deux domaines insistent sur la nécessité d'une distinction. Un travail utile a été accompli dans les sciences sociales, plus particulièrement en économie et en sciences politiques. « Néanmoins, en règle générale, un intérêt presque exclusivement tourné vers des problèmes étroitement nationaux a empêché les spécialistes canadiens d'apporter au monde des contributions d'un intérêt scientifique plus vaste » (3). Nos psychologues professionnels ont acquis la réputation de s'attacher à des travaux d'un intérêt pratique considérable, bien que l'un d'eux ait exprimé ses inquiétudes au sujet du danger que présentent des efforts dirigés presque uniquement vers l'expérimentation pure, et déploré l'absence d'une LE SAVANT HUMANISTE ET L'HOMME DE SCIENCE« main qui retient » et d'une « sagesse qui aiguillonne », apanages du vrai philosophe :
11. Un autre psychologue canadien, de langue française celui-là, exprime sur la question des vues bien arrêtées:
12. Ces déclarations émises par des psychologues accusent l'impression d'ensemble, plutôt sombre, que nous avons recueillie sur la situation de la philosophie au Canada. En dépit de quelques exemples remarquables de préoccupation et de pensée philosophiques de la part d'un petit nombre de penseurs canadiens et de quelques institutions, surtout au Canada de langue française, la philosophie, qui devrait être au centre de toute activité intellectuelle, a été en général négligée chez nous, et cette négligence a eu des conséquences regrettables dans tous les domaines de la connaissance. Même si l'on convient que les Canadiens ont fait des travaux parfois distingués et souvent utiles, nous avons pu constater qu'il existe un mécontentement profond, et même un certain découragement, au sujet de l'état des humanités et des sciences sociales au Canada. Nous avons appris, par exemple, que sur un groupe de quarante-neuf livres écrits au Canada au cours des onze dernières années et signalés comme des uvres d'importance par une revue canadienne qui fait autorité, quatorze ne reçurent, ailleurs, nulle mention intéressante. Quant au reste, ceux qui furent publiés à l'étranger éveillèrent apparemment plus d'intérêt que ceux qui parurent au pays. L'examen des critiques semble établir que douze de ces quarante-neuf livres étaient des ouvrages de premier ordre. Mais, parmi les douze auteurs de ces livres, nous ne trouvons que sept Canadiens nés et formés au Canada, et qui avaient décidé de demeurer dans leur propre pays. Sur les cinq autres, trois étaient des intellectuels anglais et français, chargés de cours dans les universités canadiennes, et les deux derniers étaient des Canadiens vivant aux États-Unis. 13. Il convient sans doute de ne pas attacher trop d'importance à cet échantillonnage. Il nous faut avouer cependant qu'il corrobore l'impression d'ensemble que nous avons tirée de l'étude de nombreux mémoires et de rapports émanant d'intellectuels et d'institutions académiques. Si l'on excepte les travaux de quelques personnalités brillantes et isolées, on se rend compte que l'apport du Canada dans le domaine des humanités et des sciences sociales, est fort mince et de qualité inégale. Nous possédons semble-t-il, quelques humanistes reconnus; mais il n'existe pas chez nous un humanisme qui ait de la consistance, qui soit considéré comme l'émanation de la nation tout entière, et qui puisse enrichir la vie intellectuelle du Canada et celle de l'univers occidental. C'est là l'opinion d'humanistes et de spécialistes des sciences sociales de notre pays, opinion qui ressort d'autant plus que ces mêmes gens croient que, dans le domaine des sciences naturelles, d'autre part, le Canada a été capable d'apports importants et de tout premier ordre. 14. Les humanités et les sciences sociales se ressentent donc les premières de cette indifférence générale envers les études de philosophie, que nous avons déjà notée, qui caractérise le vingtième siècle dans le monde occidental et qui s'est manifestée avec une force toute particulière au Canada. Pendant la période de croissance du pays, la civilisation occidentale subit une transformation profonde par suite de l'industrialisation massive. La connaissance ne fut plus estimée que comme moyen de puissance et, même dans les milieux de l'enseignement, on put discerner un certain dédain pour ce qui était désormais considéré comme de peu d'importance pratique et de valeur purement académique. Les disciplines intellectuelles, longtemps tenues pour d'importantes influences civilisatrices, firent place à un engouement pour le rendement matériel. Le culte rationnel du Bien le céda au culte triomphal du Progrès mécanique. Le Canada partagea, en cela, l'expérience du monde occidental, mais avec deux traits différents qui accentuaient d'autant le caractère matérialiste de notre évolution. En premier lieu, les liens de la tradition étaient beaucoup moins forts ici qu'ailleurs. De plus, les problèmes pratiques étaient particulièrement pressants dans un pays neuf, en pleine croissance et où l'on ne pouvait consacrer que peu de temps ou d'argent à des études qui étaient de plus en plus considérées comme un luxe, décoratif sans doute, mais superflu. Les humanités en vinrent à être supplantées par les sciences naturelles qui ajoutaient souvent, à leur attrait intellectuel, les avantages d'applications pratiques immédiates (6). 15. Un autre facteur spécial a influé sur les travaux des Canadiens en science sociale et peut-être davantage dans le domaine des humanités. L'existence simultanée de deux langues principales représentant deux cultures distinctes, constitue à l'origine, un élément retardateur. En fin de compte, cette diversité accroîtra sans doute la valeur de l'apport canadien, mais, au premier stade de nos efforts, elle a causé un amoindrissement de force et de vigueur, en élevant d'inévitables barrières entre les membres d'une élite intellectuelle qui n'était déjà que trop mince et trop dispersée. Les universités et les sociétés savantes, qui ont conscience de cette difficulté, s'efforcent d'en triompher par la seule voie possible, c'est-à-dire en encourageant des contacts nombreux entre les deux groupes ethniques et en favorisant tout ce qui peut aider la compréhension mutuelle des langues et des idées. Ici encore, les étudiants des sciences naturelles possèdent l'avantage de parler un langage universel : celui des mathématiques. 16. On a sérieusement attiré notre attention sur l'importance de l'éducation dans les écoles secondaires et les universités à titre de préparation nécessaire aux travaux d'humanisme. Il paraît que, dans les écoles secondaires, les élèves sont souvent privés de l'instruction qui les préparerait à des travaux plus avancés, et les témoignages des professeurs d'école secondaire eux-mêmes et ceux des professeurs d'université concordent généralement sur ce point. Le corps enseignant secondaire, au Canada, souffre, nous dit-on, de mauvaises conditions de travail, de salaires insuffisants et ce qui est peut-être plus grave d'un manque de prestige. Suivant l'avis d'un des doyens de l'humanisme canadien, nous devrions propager l'idée que le maître est un homme dont les opinions ont de la valeur (7). D'après le Conseil canadien des humanités, il est difficile aujourd'hui de trouver des personnes ayant les qualités requises pour enseigner les humanités dans les écoles secondaires. Nous présentons ces vues sur les conditions de la culture au Canada, telles que nous les avons reçues et s'il est vrai qu'ailleurs ces conditions peuvent être aussi graves, cela ne diminue aucunement l'importance de notre problème propre. 17. Nous avons examiné, dans un chapitre précédent et dans son ensemble, la question de la place que doivent occuper les humanités dans les universités. Il a été porté à notre connaissance que l'un des problèmes les plus sérieux auxquels les universités ont à faire face est de persuader ceux qui possèdent des talents de premier ordre et les titres nécessaires à l'emploi, d'adopter, pour carrière, cet enseignement où règnent des conditions si pénibles. Là, tout comme dans les écoles secondaires, le travail est épuisant, les salaires dérisoires et, facteur essentiel, on ne peut s'attendre qu'à très peu de dédommagements d'ordre moral pour compenser les privations matérielles. D'autre part, suivant le Conseil canadien des recherches en science sociale :
18. Le professeur, qui se ressent de ces conditions peu favorables, trouvera difficile d'attirer en grand nombre à sa spécialité l'élite des étudiants. Ils iront tout naturellement là où les professeurs semblent plus confiants et où les perspectives s'annoncent plus intéressantes. Et n'oublions pas que ces étudiants sont les maîtres et les savants de l'avenir. De plus, les éducateurs qui travaillent dans ces régions désolées peuvent être empêchés, par les conditions qui les entourent, de donner le meilleur d'eux-mêmes. Ils n'ont que peu de temps pour les recherches et, souvent, se voient refuser les moyens de les poursuivre. « Il est toujours plus facile pour les spécialistes des sciences naturelles de recevoir des crédits pour un cyclotron qu'il ne le serait à leurs collègues des humanités pour des livres ou des documents » (9). Enfin, ce n'est que dans des cas exceptionnels qu'on accorde des crédits suffisants pour des voyages ou de simples frais de sténographie. Tout cela rend extrêmement difficiles les études et les recherches sérieuses, et, cependant, sans ces études et ces recherches, les maîtres ne sauraient éveiller chez leurs disciples l'inspiration et le feu sacré, sans lesquels il est impossible d'attirer et de garder les meilleurs parmi les étudiants (9a). 19. De plus, les humanistes canadiens sont aux prises avec les difficultés d'accès au matériel et aux documents indispensables à leurs travaux. Il est inutile de répéter ici les remarques des hommes d'étude et d'autres personnes au sujet de l'absence, au pays, d'une Bibliothèque nationale ou de toute autre bibliothèque qui rende les mêmes services. Un professeur d'université à la retraite parle avec tristesse d'une université qui a dépensé plus de cinq millions pour un édifice consacré à l'une des sciences naturelles, alors que « l'immeuble de la bibliothèque et sa collection de livres ne peuvent susciter qu'excuses et explications », (10). Nous citons ces paroles car l'expérience nous a montré qu'une plainte de ce genre trouve des échos dans presque tout le Canada. Le manque de livres et de bibliothèques est à la fois la mesure et la cause de l'état de nos humanités. L'étendue des connaissances et l'acuité de l'esprit critique, essentielles à l'humaniste, ne sauraient provenir que de lectures abondantes et choisies avec discernement, habitudes qui doivent se former de bonne heure. Le lettré du temps jadis, nous a-t-on rappelé, ne se distinguait pas par sa richesse mais par ce fait que les livres tenaient, dans sa vie, une place prédominante. La médiocrité de la culture canadienne, qui se manifeste dans l'étudiant comme dans le maître, provient du manque de salutaires habitudes de lecture et de la pénurie de bons livres. 20. Nous avons entendu maintes autres plaintes se rapportant à la pénurie ou à l'inaccessibilité du matériel essentiel aux études sérieuses, par-dessus tout dans le domaine de l'histoire. Rappelons toutes ces expressions de regret concernant l'insuffisance des collections d'archives locales et nationales, et l'état peu satisfaisant de nos dossiers publics. Les historiens ont également souligné le besoin, pour leurs travaux d'enseignement et de recher- che, de ces grandes collections de documents qui ont déjà été publiées. Le mémoire du collège Carleton appelle l'attention sur les richesses documentaires qui se trouvent à Ottawa, dans d'autres domaines que l'histoire, mais dont peu de gens soupçonnent l'existence et auxquelles ils ne pourraient d'ailleurs avoir accès. 21. Un autre fait encore, moins sensible celui-là, influe sur le travail intellectuel au Canada. La plus grande partie de ce travail se fait dans les universités et dans des conditions peu encourageantes. Cette concentration de la vie culturelle dans l'enceinte universitaire est une des caractéristiques du monde occidental, et notamment du Canada. Elle est sans doute inévitable. Elle tient à la disparition universelle de cette classe aux loisirs abondants, dont on pouvait s'attendre qu'elle produisît, à chaque génération, un certain nombre d'hommes s'adonnant entièrement aux recherches intellectuelles et poursuivant la découverte de la vérité pour le seul amour de cette vérité. Au Canada, nous n'avons jamais eu une telle classe sociale, et nos arts et nos lettres s'en ressentent manifestement. Il en est résulté, dans le domaine qui nous occupe, une spécialisation qui a de graves désavantages. Puisqu'il n'est ni possible ni désirable d'aborder les études se rapportant à l'homme dans un esprit purement scientifique et en éliminant tout élément personnel, il est d'une importance primordiale de corriger, d'autre part, les préjugés individuels en recrutant pour ces études des personnes provenant de milieux différents et professant des opinions divergentes. La vie intellectuelle de l'Europe occidentale a trouvé son aliment dans les universités, mais, d'autre part, elle n'a évité la stagnation que sous l'influence de vigoureux mouvements venus du dehors. Cependant, déplorer cette concentration du travail intellectuel dans l'enceinte de nos universités, ce n'est pas méconnaître leur apport essentiel à la culture. De fait, on nous a affirmé qu'au Canada français, où le goût des pures recherches intellectuelles est loin d'être limité aux seuls professeurs, on peut regretter en revanche que le nombre très minime des emplois universitaires (qui ont du moins l'avantage de permettre aux hommes d'étude de gagner leur vie) fait que plusieurs de ceux-ci sont forcés de chercher du travail hors de l'université et ne peuvent pas produire de véritables travaux d'humanisme. 22. La concentration dans les universités des travaux d'érudition a aggravé l'isolement de l'homme d'étude. Par exemple, s'il travaille dans une petite institution, en compagnie, tout au plus, de trois ou quatre collègues dont les domaines diffèrent beaucoup du sien, il est probable qu'il sera, pour la plus grande partie de l'année, totalement séparé de ceux-là même avec qui il pourrait échanger les points de vue les plus stimulants. L'humaniste souffrira plus d'une situation de ce genre que son collègue des sciences; en premier lieu, parce qu'il y a toujours bien moins d'humanistes que de scientifiques dans toute université; ensuite, parce que, par la nature même de ses travaux, il a davantage besoin d'établir de tels contacts. 23. Les sociétés savantes jouent un rôle utile, au Canada, en favorisant les réunions annuelles de spécialistes des mêmes disciplines. Mais elles reproduisent fidèlement dans leur organisation ce monopole académique que nous avons signalé, car leurs membres sont, pour la plupart, des professeurs d'universités, sauf dans le cas de la Royal Astronomical Society, déjà citée, et qui constitue une exception intéressante. Nous avons reçu d'importants mémoires de la Société royale du Canada, de la Canadian Historical Association, de la Société mathématique du Canada et d'autres associations encore. Pour leurs réunions annuelles, un grand nombre d'entre elles profitent de l'hospitalité qui leur est offerte par une ou l'autre de nos universités. Certaines nous ont avoué que le manque d'argent rend leur activité difficile, particulièrement en ce qui a trait à la publication de revues et d'autres ouvrages savants. La Canadian Historical Association, société qui tient des réunions annuelles où l'on entend des rapports et des études en français et en anglais, publie, depuis longtemps, ces études en leur langue d'origine. En 1949-1950, elle a perdu plus de 500 dollars du fait de ses publications, tandis que ses recettes totales pour la même période étaient bien inférieures à mille dollars. Cette association n'a pas de fonds qui lui permettraient de faire face à un déficit de cette importance. Comme beaucoup d'autres sociétés savantes, elle souffre du fait que nombre de ses plus jeunes membres ne peuvent se permettre de se rendre aux réunions annuelles. 24. Nous avons également recueilli beaucoup de renseignements au sujet du problème qui se pose à tout écrivain canadien, qu'il soit écrivain de recherche ou écrivain d'imagination, lorsqu'il s'agit pour lui de trouver un éditeur. Dans un pays où peu de gens, à l'exception des professeurs, écrivent des livres d'érudition, il est probable que peu de gens, à l'exception des professeurs, achèteront des livres d'érudition. Les maisons d'édition canadiennes ne peuvent, en général, subir la perte qui résulte forcément de la publication de livres de ce genre, ni, non plus, les professeurs qui écrivent ces ouvrages. Il est donc permis de supposer qu'une quantité considérable de matériel intéressant n'est pas publié et il est fort probable que, dans le passé, maint humaniste en puissance a renoncé même à écrire. Quelques études dignes d'attention paraissent dans les bulletins des sociétés savantes ou dans les rares revues trimestrielles consacrées aux travaux d'érudition ou de création proprement dite. Presque tous ces périodiques sont commandités, entièrement ou dans une large mesure, par l'une de nos universités. En plus de cette forme d'aide qu'ils ont pu recevoir des universités, les auteurs canadiens intéressés aux humanités et aux sciences sociales, ont compté, par le passé, pour la publication de leurs ouvrages, sur la générosité des dotations américaines. Au cours des dernières années, cependant, la situation s'est améliorée. On nous a signalé en particulier l'uvre accomplie par la University of Toronto Press qui consacre $40,000 par an à la publication d'ouvrages *Extrait de : Canada. Commission royale d'enquête sur l'avancement des arts, lettres et sciences au Canada. Rapport. Ottawa : Imprimeur du roi, 1951. Reproduit avec la permission du Bureau du Conseil privé. |